Anne-Caroline Prévot

Artistic creations and our relationship with the living

Original version in French

Version originale en français

Hunger Games : La Révolte-partie 1, troisième volet de la série. District 13, dans une forêt, avec des sons d’oiseaux et de rivières. Gale et Katniss sont sortis chasser ; c’est l’occupation de leur enfance qui les unit. Katniss met un cerf en joue mais ne l’abat pas, car ce ne serait ‘pas juste’ de le tuer.
Hunger Games : La Révolte-partie 2, ultime volet de la série, dernière scène, plusieurs années ont passé depuis la chute du capitole et la libération des districts. Une prairie fleurie, des sons d’oiseaux. Peeta joue dans l’herbe avec un jeune enfant. Katniss est assise près d’une nappe de pique-nique avec un bébé dans les bras.

Ces deux scènes, longues seulement d’une ou deux minutes chacune, sont deux exemples révélateurs des représentations de la nature dans un grand nombre d’œuvres culturelles populaires : une nature stéréotypée de carte postale, figée et immuable, présentée non pas pour elle-même mais comme symbole des états d’esprit des protagonistes humains ou d’un espace-lieu de sérénité hors du temps.
D’une façon générale, la nature présente dans nos imaginaires collectifs renvoie effectivement à des images figées, immuables et stéréotypées. Une grande partie d’entre nous a pourtant encore des souvenirs de jeux dehors, seul(e) ou à plusieurs, à déterrer des vers de terre, à attraper des grenouilles, à cueillir un bouquet de fleurs pour offrir, à grimper dans l’arbre du jardin de nos grands-parents… Dans ces souvenirs, la ‘nature’ est plurielle, variée, imprévisible, libre, ni méchante ni gentille, pleine d’inconnus et de découvertes possibles. Nous avons été en contact avec elle, nous nous sommes même souvent immergé(es) dans ce vivant. Nous savons au fond de nous que c’est cette nature et ces liens avec ce vivant qu’il s’agit de préserver, dans toute leur diversité, leur dynamique, et pas une maigre collection de clichés jaunis par le temps. Pourtant, nous n’en parlons pas, nous préférons les images de carte postale, cette nature vue de loin. Nous avons collectivement construit, dans les sociétés occidentales, ce que Serge Moscovici appelait une « société contre nature » 1, nos imaginaires collectifs ont progressivement séparé notre ‘humanité’ du reste du vivant ; ou plutôt ne mobilisent ce vivant, cette nature, que quand cela nous arrange – tel type de comportement humain n’est pas ‘naturel’, au contraire de tel autre – au gré des situations et des enjeux.

Nous avons progressivement et collectivement nié que nous, humains, sommes biologiquement vivants et en relation étroite avec le reste du vivant. Pourtant, nous mangeons des êtres vivants (plantes ou animaux), nous vivons en symbiose avec certains micro-organismes (microbiotes) et en combat- tons d’autres (certaines bactéries ou virus). Nous récupérons de l’énergie d’espèces vivantes passées (sources du charbon ou du pétrole) ou actuelles (bois), la qualité de notre eau et de notre air dépend du bon fonctionnement des cycles biologiques… La plateforme internationale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a formalisé l’importance de ces inter-relations dans son rapport de 2019, en synthétisant que la bonne qualité de vie des humains est directement dépendante d’un bon fonctionnement de la nature2. Celle que nous, enfants, avons entraperçue pendant nos jeux : un ensemble diversifié d’êtres vivants en interactions permanentes les uns avec les autres, très dynamique et variable dans l’espace et dans le temps, qui n’a pas besoin des humains pour exister et dont nous faisons partie. Un ‘vivant écologique’. Dépasser les images stéréotypées de la nature et renouer nos liens individuels et collectifs avec le vivant écologique, est une des conditions nécessaires pour sortir des crises en cours de nos sociétés humaines. Loin d’être simple et ‘gentillette’, cette proposition demande de bousculer fortement nos modes de pensée dominants, elle est d’une ambition folle ! Mais c’est ce que demandent l’IPBES et le GIEC : modifier profondément les modèles de fonctionnement des sociétés occidentales sur les plans économiques, politiques, sociaux et technologiques, y compris nos systèmes de croyance, nos valeurs et nos paradigmes.

Un peu de connaissance est nécessaire bien sûr, une culture générale de ce qu’est le vivant et de comment il fonctionne, espèce humaine comprise. Mais pour intégrer ce vivant dans ce qui fait collectivement sens pour nous, il est aussi nécessaire d’y porter attention au quotidien, dans nos vies individuelles et dans nos engagements sociaux. Redonner sens aux valeurs relationnelles3 que nous lui portons : ce vivant est important pour qui nous sommes et fait partie de nous, en prendre soin participe de notre qualité de vie. Il est aussi nécessaire de mettre en histoire ce vivant écologique et la diversité des relations que nous avons avec lui. Car les sociétés se construisent en partie par les récits qui les composent, depuis leurs mythes fondateurs jusqu’aux fictions qui nous fournissent autant de mondes possibles dans lesquels nous projeter4.

Alors, comment faire ? Toutes les idées sont bienvenues pour sortir de la situation funeste que nous avons collectivement construite. Une diversité d’idées est nécessaire, qui répondront à la diversité des éléments de nature, des collectifs et des individus humains. Une diversité d’idées, produites par une diversité de personnes et de socles culturels et sociaux. Les créations artistiques sont une des portes pour ouvrir ces voies nouvelles, vers plus de relations au vivant écologique et vers d’autres relations entre humains.

Comme dans Hunger Games, les œuvres culturelles les plus populaires actuellement représentent la nature sans sortir du cadre de pensée dominant : peu présente, pauvre en espèces et en diversité, très contrôlée par les humains5… Certes, les œuvres d’art sont contingentes des normes et conditions sociales des lieux et époques de leurs créations. Mais l’art est aussi un lieu de transgression et d’imagination de nouveaux mondes ; c’est aussi un lieu de partage d’émotions, d’attentions, de relations ; un lieu de découverte de l’altérité. Les créations artistiques peuvent bousculer les personnes qui les reçoivent, augmenter leurs capacités d’empathie, de relations aux autres humains, de compréhension du monde6. Dans certaines conditions, l’art peut aussi ouvrir les spectateurs et spectatrices à l’altérité radicale, qui concerne les humains mais aussi le reste du vivant.

Alors, au lieu de continuer à courir droit vers le mur de l’insoutenabilité sociale et écologique, tentons, chacun(e) à notre manière, de partir à la découverte de cette nature, de ce vivant si riche, si différent et pourtant si proche de nous. Parlons-en, chacun(e) avec nos moyens, partageons nos découvertes et nos souvenirs, inventons d’autres relations aux autres et imaginons ensemble des chemins de traverse vers des futurs soutenables ! Il en va de notre survie morale, sociale, puis biologique.

1 : Voir aussi Prévot A.C. 2021. La nature à l’oeil nu. Editions du CNRS

2 : Moscovici S. 1972. La société contre nature. Union générale d’éditions, Paris.

3 : Diaz, S., J. Settele, E. Brondizio, et et al. 2019 Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosysteme Services. Advanced unedited version. IPBES, 2019.

4 : Chan, K. M. A., et al. 2016 Why protect nature? Rethinking values and the environment. Proceedings of National Academy of Sciences of USA 113: 1462‑65.

5 : Voir par exemple Huston N. 2008. L’espèce fabulatrice. Actes Sud

6 : Voir par exemple : Prévot-Julliard, A. C., R. Julliard, et S. Clayton 2015 Historical evidence for nature disconnection in a 70-year time series of Disney animated films. Public Understanding of Science 24: 672‑80 / Kesebir, S., et P. Kesebir. 2017 A growing disconnection from nature is evident in cultural products. Perspectives in Psychological Science 12: 258‑69 /Babb, Y.M., J. McBurnie, et K.K. Miller. 2018 Tracking the environment in Australian children’s literature: the Children’s book council of Australian picture book of the year awards 1955-2014 ». Environmental Education Research 24: 716‑30.

7 :  Green, M.C. et T.C. Brock. 2000. The role of transportation in the persuasiveness of public narratives. Journal of Personality and Social Psychology 79: 701‑21 / Bal, P.M., O.S. Butterman, et A.B. Bakker 2011. The influence of fictional narrative experience on work outcomes: a conceptual analysis and research model. Review of General Psychology 15: 361‑70 / Kidd, D.C. et E. Castano. 2013. Reading literacy fiction improves theory of mind. Science 342: 377‑80. https://doi.org/10.1126/science.1239918.