Cosmos, une écologie grecque ?
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Version originale en français
L’écologie fait inventer beaucoup de mots, en plusieurs langues, parfois faciles à comprendre et à traduire, parfois non. À commencer par « écologie » : Ökologie, un mot allemand, assez jeune, inventé par un biologiste, Ernst Haeckel, en 1866, spécialiste des éponges et des méduses, parce que « biologie » lui semblait restrictif ; il était darwinien et pensait sans doute que la biologie seule risquait de produire un darwinisme trop étriqué.
Oikos, c’est la « maison », en grec. Là où l’on est chez soi. L’écologie, c’est donc la science de la maison. Aujourd’hui c’est évidemment une science politique. Mais, après tout, le « chez soi » a toujours été une question politique. Où commence et où finit le « chez soi » ? Comment, quand, à quelles conditions est-on « chez soi » ? Peut-on éviter d’y être comme un « idiot » ? Idios, en grec, sert à dire « le propre », le « privé », ce qui appartient à un seul, et s’oppose à koinos, « commun », ce que l’on partage, ce qui peut faire communauté, ce qui donc est vraiment politique, comme une polis, une « cité ».
Quel est donc le « chez soi » de l’écologie ? C’est au fond toute la question.
Notre modernité a pris pour guide l’évidence d’une phrase de Descartes, dans le Discours de la méthode, en oubliant ce à quoi elle s’opposait — la scolastique mourante : « Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres… », et, surtout, en oubliant le comme : « … et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Depuis, la physique mathématique est la langue que parle le monde quand il nous est utile.
Or, l’écologie cherche à penser le monde au moins aussi dans un autre langage, et à nous re-penser dans une autre « nature », au moyen d’autres « comme », liés à d’autres attendus.
Ecouter le grec, la langue grecque, n’est peut-être pas retomber comme à l’époque de Descartes dans la vieille Sorbonne de la « philosophie spéculative » – sans doute devenue trop difficile pour nous d’ailleurs… Le mot grec qui nous évite l’évidence de la maîtrise et de la propriété est celui de kosmos. D’étymologie obscure, nous dit Chantraine (« dérivé en –mos ou –smos, mais de quoi ? »), il exprime la notion d’ordre, de bon ordre, dans tous les sens, « matériel ou moral ». Il appartient aussi bien au vocabulaire de la « cosmologie » qu’à celui de la « cosmétique ». Le mot invite au voyage, on l’entend résonner dans Baudelaire : « ordre et beauté », qui ouvre à bon droit sur « luxe, calme et volupté »1. Il nomme l’ordonnance du monde pour un païen, quand non pas Dieu, mais les dieux, sont la doublure rêvée du réel. La première phrase du sophiste Gorgias, dans son Éloge d’Hélène, décrit l’ensemble de cette organisation :
« Ordre [kosmos] pour la cité est l’excellence de ses hommes pour le corps, la beauté, pour l’âme, la sagesse, pour la chose qu’on fait la valeur, pour le discours, la vérité. Leur contraire est désordre [akosmia]1.. ». Il existe des paysages, des chemins (j’en ai parcouru dans des îles grecques, en Corse) où le monde se réorganise à chaque tournant, en une perfection nouvelle, que l’existence du mot kosmos invite à percevoir. Rien, pour moi, n’illustre mieux le kosmos que la « Coupe à l’oiseleur », qui s’épanouit comme un ornement dans le calme cosmique, courbe des rameaux, oiseaux dans la cage du monde, avec au centre le savoir-faire patient de l’oiseleur, tous les règnes conspirent, plante, animal, homme, pour faire ordre du monde : un chez soi sans propriétaire gagné par une même beauté qui les espace et les articule. Pourquoi ne se dit-on pas : cruel oiseleur qui capture d’innocents oiseaux pour les soumettre et en faire commerce ? Sans doute parce que l’immanence règne, tout est sur le même plan et chacun a trouvé sa place.
J’en conclurais ceci : peut-être faut-il que le chez soi soit empreint de beauté pour pouvoir être commun ?
« Coupe de l’oiseleur », vers -550, Musée du Louvre © 1993 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski
1 : L’invitation au voyage
2 : 82 B 11 DK (II, 288)