Vivre en Alaska dans une communauté Yup’ik : quelles solutions durables ?
Original version in French
Au sud-ouest de l’Alaska, dans le delta des rivières Yukon et Kuskokwim, vit actuellement la communauté native la plus importante des États-Unis d’Amérique : les Yupiit (Yup’ik au singulier) peuple apparenté aux Inuit, dont ils se distinguent par leur langue et certaines de leurs traditions. Dans les deux cas, ces sociétés se considèrent comme les « Hommes » (Inuit), les personnes (Yuk) « vraies » (-piit).
Pour les Yupiit, peuple au mode de vie saisonnier, le littoral de la mer de Béring et sa toundra humide, recouverte de neige en hiver, sont le principal habitat. Les activités tournent autour des campements de pêche au printemps et en été, dédiés en particulier à l’exploitation des différentes espèces de saumon, alors que les Yupiit sont plus communautaires et sédentaires en hiver, s’affairant à des activités plus artisanales (vannerie, travail du bois, de l’os par exemple) et cérémonielles. Ces occupations hivernales sont menées dans le qasqiq (« maison des hommes »), un véritable lieu de vie, diurne comme nocturne, pour les hommes et les enfants. Les femmes habitent traditionnellement la maison voisine ena. Avant l’aménagement des constructions préfabriquées modernes, l’abondance de bois de flottage, charrié par les rivières depuis l’intérieur des terres plus tempérées, leur a permis de développer une architecture et une culture matérielle particulièrement riche dont témoignent les vestiges de Nunalleq, « le vieux village », abandonné il y a environ 350 ans, actuellement en bord de mer (probablement à une trentaine ou cinquantaine de mètres à l’intérieur des terres au moment de l’occupation du site). Les habitations en bois flotté sont reliées par des tunnels et des chemins de planches pour isoler de l’humidité dans ses environnements de toundra marécageuse. Elles sont recouvertes de tourbe pour se protéger du froid l’hiver, mais semblent aussi être occupées à d’autres moments de l’année, avec deux entrées distinctes selon la saison. Ce site ancestral, désormais archéologique, a vu se succéder au moins trois générations durant le Petit âge glaciaire (1350-1850)1. Les conditions tragiques de son abandon sont encore fidèlement relatées dans la tradition orale du village de Quinhagak2 à quelques kilomètres au nord, à l’embouchure de la rivière Qanirtuuq, où se sont déplacés les derniers survivants de l’attaque qui a touché « ce vieux village » autour de 1675 de notre ère.
Ce Petit âge glaciaire, période climatique froide principale- ment localisée de part et d’autre de l’Océan Atlantique Nord, a eu un impact différent selon les régions. Jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, des vagues de froid ont été enregistrées, en particulier l’été, qui ont provoqué d’importants dégâts. Quatre minimas ont été enregistrés (~1350, 1640, 1820 et 1850), le second correspondant à une période de conflits intenses dans la région du delta Yukon-Kuskokwim où étaient installées de nombreuses communautés yupiit. Bien que par- fois perçu comme un avantage pour les sociétés arctiques, les périodes de refroidissement enregistrées pendant le Petit âge glaciaire semblent corrélées à des périodes de conflits plus intenses. Les impacts climatiques et environnementaux sur les populations animales, et sur les saumons en particulier, ressource alimentaire principale des Yupiit, au côté de mammifères marins et de cervidés, méritent d’être clarifiés.
C’est l’un des objectifs fixés par le projet archéologique YUP’IK3, qui vise à appréhender les modalités d’adaptation aux variations climatiques et environnementales des sociétés yupiit passées, mais aussi à intégrer les données enregistrées et les résultats obtenus à une réflexion plus générale sur les notions de développement durable dans ces contrées reculées d’Alaska. Actuellement, le village de Quinhagak, ainsi que de nombreux autres villages yupiit côtiers, font face à une hausse du niveau de la mer qui atteint déjà par endroits plus de 6 mètres d’après le CReSIS4 Les inondations plus fréquentes liées à la montée inéluctable du niveau marin, provoquent une très forte érosion côtière qui est aggravée par des tempêtes automnales et hivernales de plus en plus fortes et rapprochées. Le sol, de son côté, se réchauffe aussi et gèle plus tardivement, accentuant les effets de l’érosion des littoraux auparavant protégés par la banquise. Les populations yupiit, désarmées et peu à même de lutter seules contre les effets dévastateurs du réchauffement climatique, s’interrogent sur leur devenir. À Quinhagak, en particulier, dont la légende voudrait que les habitants déménagent cinq fois dans leur existence, se prépare d’ores et déjà l’installation d’un nouveau village, avec toutes les questions que ce déménagement soulève, en premier lieu sur sa localisation. Il leur faut pour cela un endroit « au sec », bien drainé, plus enfoncé à l’intérieur des terres, dans un méandre de rivière suffisamment grand et stable pour pouvoir accueillir un petit millier de personnes, un aéroport et un port afin d’être ravitaillé par la barge qui approvisionne le village deux fois par an aux très grandes marées (mars et septembre). L’avion est un moyen de transport plus rapide mais il est beaucoup plus onéreux et limité en volumes transportés. Le nouveau lieu d’implantation doit aussi avoir un sens pour cette communauté de Quinhagak, être situé sur leur territoire et proche des traditionnels lieux de pêche et de chasse. A l’heure actuelle, les habitants ne s’accordent pas sur le choix d’un nouvel emplacement, malgré l’imminence des bouleversements à venir.
Face à ces menaces de plus en plus pressantes, l’archéologie a un rôle à jouer, non seulement pour récupérer et préserver un maximum de vestiges détériorés par l’érosion et la fonte du pergélisol, mais aussi pour documenter plus précisément le patrimoine matériel et immatériel de cette communauté yup’ik. Les fouilles archéologiques entreprises ces dernières années, et les restitutions faites aux résidents après chaque campagne, ont eu des effets particulièrement bénéfiques sur la communauté de Quinhagak. Les savoirs ancestraux sont retrouvés par l’étude de la culture matérielle et des modes de vie, tant grâce à l’archéologie qu’aux témoignages des aînés. Alors que la jeunesse avait tendance à délaisser son passé, au grand dam des aînés, le projet archéologique initié par Rick Knecht en 2009 a permis à certains jeunes d’assumer fièrement leur identité et a stimulé leur volonté de renouer avec les traditions ancestrales, notamment par le biais des chants et de la danse5. Co-construit par la communauté yup’ik et l’Université d’Aberdeen, ce projet est progressivement devenu international, regroupant des scientifiques européens (Ecosse, Estonie, Allemagne, France) et américains (Canada, États-Unis).
Un jeune du village a ainsi eu l’idée de créer une application pour traduire les mots yupiit (de la langue yugtun) en anglais, ravivant ainsi l’usage des dialectes locaux. Par ailleurs, le développement des analyses génétiques (paléo- génétique et génomique) aide également à retracer l’origine des populations humaines, végétales et animales, les mouvements migratoires ainsi qu’à préciser l’évolution des paysages, notamment en termes de diffusion/rétraction de la faune et de la flore disponibles et exploitées aux différentes périodes. Les résultats à venir peuvent être riches d’enseignement en écho à des problématiques actuelles, notamment sur la question des baies collectées pour être consommées, dont l’abondance (et parfois simplement la présence) semble très dépendante des aléas climatiques. Mieux caractériser les modalités d’adaptation et exploitation de l’environnement dans le passé6 peut en conséquence informer sur les choix à opérer dans le futur. Le développement durable implique bien sûr de bonnes pratiques sur les plans cynégétique (lié à la pêche et à la chasse), sanitaire et social, à une échelle locale comme régionale et internationale. La population yup’ik en a toujours été consciente, mais toutes les décisions ne leur reviennent pas, certaines dépendant des gouvernances provinciales et fédérales, tel l’octroi ou non de licences de pêche, cruciales pour le modèle économique de ces villages reculés. Par le prisme de l’archéologie, nous souhaitons ainsi contribuer, à une prise de conscience collective à l’échelle internationale, de la fragilité de ces populations littorales, en Alaska et ailleurs.
1 : Ledger P.M., Forbes V., Masson-MacKean E., Hillerdal C., Ham- ilton W.D., McManus-Fry E., Jorge A., Britton K. et R.A. Knecht, 2018, Three Generations Under One Roof? Bayesian Modeling of Radiocarbon Data from Nunalleq, Yukon-Kuskokwim Delta, Alaska, American Antiquity, vol. 83, no. 3, pp. 505-524.
2 : Riordan A. et A. Fienup-Riordan, 2013, Erinaput Unguvaniartut. So Our Voice Will Live. Quinhagak History and Oral Traditions, Yupik Languages Edition, Alaska Native Language Center, 413 p
3 : Ce projet a le soutien du Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères, ainsi que de l’Ambassade de France aux États-Unis par l’intermédiaire de la Villa Albertine, associée à la Fondation ENGIE sur ce programme pour la période 2023-2025.
4 : Center for Remote Sensing and Integrated Systems https://cresis.ku.edu/research/data/sea_level_rise/index.html
5 : Knecht R. et W. Jones, 2019, « The Old Village”: Yup’ik Precontact Archaeology and Community-Based Research at the Nunalleq Site, Quinhagak, Alaska, Etudes/Inuit/Studies, vol. 43, no. 1-2, pp. 25-52.
6 : Masson-MacLean E., Houmard C., Knecht R., Sidéra I., Dobney I. et K. Britton, 2020, Pre-Contact adaptations to the Little Ice Age in Southwest Alaska: New evidence from the Nunalleq site, Quaternary International, vol. 549, pp. 130-141.