Yves-Marie Abraham

Comment soigner notre éco-anxiété ?

Version originale en français

Face au flot quotidien de mauvaises nouvelles concernant l’état de la planète, comment ne pas éprouver de l’anxiété, de la peur ou de l’angoisse ? Et que faire alors contre de tels malaises ? Si l’on se fie aux travaux sur le stress menés par le neurobiologiste Henri Laborit, il semble en tout cas essentiel de ne pas laisser perdurer la situation. Au terme de diverses expériences menées sur le sujet, Laborit aboutissait en effet à deux constats clairs, magistralement mis en images d’ailleurs par Alain Resnais dans Mon oncle d’Amérique (1980). Premièrement, le stress répété est potentiellement très dangereux pour l’animal, y compris pour l’être humain bien sûr. Une telle situation finit par perturber son système immunitaire et son système cardiovasculaire. Deuxièmement, pour ne pas risquer de développer des pathologies plus ou moins graves en pareil cas, le meilleur des remèdes, assurait Laborit, est la fuite. Il faut tout simplement s’éloigner autant que faire se peut de la source de stress en question1.

Mais, comment échapper à la catastrophe écologique en cours et à ses diverses manifestations ? Il n’y a actuellement aucun endroit sur Terre où l’on peut se considérer véritablement à l’abri de cette catastrophe2. Même si c’est avec des intensités variables selon les endroits, le dérèglement climatique affectera l’ensemble du globe et des êtres vivants qui l’habitent. Par ailleurs, certaines pollutions sont déjà présentes tout autour de la planète. C’est le cas en particulier des microplastiques que l’on retrouve aussi bien dans les glaces de l’Antarctique que dans nos intestins. Même chose pour un certain nombre de particules chimiques, qui saturent nos milieux de vie et viennent déjà perturber gravement un autre système régulateur de nos corps : le système endocrinien. Plusieurs « maladies de civilisation » qui affectent un nombre grandissant d’entre nous et fragilisent aujourd’hui nos systèmes de santé y trouvent l’une de leurs causes3.

Toutefois, à la différence des rats sur lesquels Laborit a mené ses expériences, les humains ont à leur disposition une autre stratégie de fuite face à une situation stressante : celle qui consiste à s’en échapper mentalement. A défaut de modifier le monde dans lequel nous nous trouvons plongés, il reste toujours possible de modifier la conscience que nous avons de ce monde. Et nous avons développé toutes sortes de moyens d’y parvenir. Outre les drogues légales et illégales dont la consommation peut nous aider à mieux supporter le stress de la vie quotidienne, nous pouvons aussi nous discipliner de diverses manières pour envisager de façon moins anxiogène notre monde, en pratiquant la pensée positive ou certaines formes de méditation. Autre option encore : s’échapper dans des mondes imaginaires. L’art nous en offre à foison. Mais, le cyberespace également. Enfin, il est possible de ne prêter l’oreille qu’à des « histoires » rassurantes, c’est-à-dire à des lectures de la réalité qui viennent atténuer le caractère anxiogène des nouvelles que nous recevons sur l’état de notre planète. C’est le cas des discours qui promeuvent le « développement durable », la « croissance verte », la « transition énergétique », l’« économie circulaire » ou la
« redirection écologique ». Tout en reconnaissant le péril écologique, ces histoires nous assurent que le pire pourra être évité, sans pour autant remettre en question notre civilisation. Comme les contes pour enfants, elles aident à dormir. D’où leur succès considérable.

La fuite intérieure présente deux avantages indéniables. Elle est relativement facile à pratiquer et s’avère plutôt efficace pour demeurer soi-même en bonne santé, si l’on en croit Laborit toujours. Le problème est que pendant que nous fuyons de la sorte dans l’imaginaire, la catastrophe reste bien réelle, et se poursuit d’autant plus facilement que nous ne lui opposons aucune résistance, puisque nous sommes en quelque sorte ailleurs. Par conséquent, elle risque bien de finir par nous rattraper et nous sortir brutalement de l’espèce de torpeur dans laquelle nous nous maintenons. Que faire alors, si aucune sorte de fuite n’est possible ? Il est essentiel, soutenait Laborit, de ne pas sombrer dans « l’inhibition de l’action », cette sorte de paralysie imposée par la conviction qu’il n’y a plus rien à faire contre les maux qui nous accablent. C’est dans cet état en effet que se développent certaines pathologies telles que l’hypertension artérielle, le cancer, la dépression et bien d’autres encore. Comment donc éviter la somatisation ?


SE BATTRE, MAIS CONTRE QUOI ?

Les expériences menées par l’auteur d’Éloge de la fuite suggèrent une piste de solution. Elles révèlent en effet que deux rats soumis à de petits chocs électriques dans une même cage vont avoir tendance à se battre l’un contre l’autre. Cette lutte, évidemment, ne fait pas disparaître la cause de leurs tourments, mais semble leur permettre de ne pas développer de pathologie, contrairement aux rats qui subissent seuls la même situation. Pour ne pas somatiser, il faudrait donc se battre. Contre l’éco-anxiété, soyons d’abord « éco-furieux », comme nous y invite Frédéric Lordon, ce qui devrait au moins nous éviter de tomber malade. Reste à savoir contre qui se battre. C’est là sans doute qu’un autre danger nous guette, celui de se tromper de cible. Parmi les erreurs courantes en la matière, il y a celle qui consiste, en Occident, à attribuer par exemple l’origine de nos horreurs écologiques aux « Chinois », dont l’industrie est présumée trop polluante, tout en oubliant que nous sommes les premiers consommateurs des produits de celle-ci. Plus grave encore peut-être, il y a aussi ce discours omniprésent, en Occident toujours, qui dénonce l’humanité elle-même, et soutient que la meilleure manière d’affronter le péril écologique serait de ne plus avoir d’enfants ou d’en faire moins…

Notons d’abord que cette dernière proposition a quelque chose de paradoxal. La lutte écologique n’a pas pour objectif de « sauver la planète ». Celle-ci n’est pas en danger. L’enjeu est de protéger le monde vivant, et en particulier l’humanité. N’est-ce pas contradictoire alors de prétendre assurer l’avenir de notre espèce en nous invitant à cesser de nous reproduire ? Mais, il s’agit surtout d’une fausse piste. L’analyse historique met clairement en évidence que la cause de la catastrophe écologique n’est pas démographique –  pas d’abord démographique, en tout cas. Depuis deux siècles, le nombre d’humains peuplant la Terre a effectivement augmenté de manière considérable, passant d’environ 800 millions d’individus en 1800 à quelque 8 milliards actuellement. Toutefois, les quantités d’énergie et de matière mobilisées par ces mêmes humains au cours de cette période ont cru à un rythme bien plus rapide, de même que les quantités de capitaux accumulés et de déchets produits4. Ces données suggèrent qu’une autre force que celle du nombre est en cause dans ce grand bouleversement écologique. De quoi s’agit-il ?

Cette force porte le nom de « croissance économique ». Elle consiste, pour une population humaine donnée, à produire et à vendre, d’année en année, toujours plus de marchandises. Elle semble s’être emparée des nations européennes à partir de la fin de l’époque médiévale, avant d’étendre sa domination sur la presque totalité des sociétés humaines aujourd’hui. Son action est généralement considérée comme une condition nécessaire de l’amélioration du bien-être des humains. Toutefois, produire toujours plus de marchandises implique de consommer toujours plus de matière et d’énergie, et de générer toujours plus de déchets, ce qui finit par dégrader les conditions d’habitabilité de la Terre, au point même de menacer l’avenir de notre espèce. Les promesses de « croissance verte » ou « propre » n’ont jusqu’à ce jour jamais été tenues et semblent bien loin de pouvoir être tenues dans un avenir proche5. Il serait prudent par conséquent de vouloir y mettre un frein. S’il faut se battre pour guérir de notre éco-anxiété ou de notre éco-angoisse, c’est donc contre cette course à la croissance qu’il conviendrait de se lever, d’autant qu’elle pose bien d’autres problèmes, notamment sur le plan social et politique. Tel est le sens de l’appel lancé dans l’espace public, il y a maintenant un peu de plus de vingt ans, en faveur d’une « décroissance soutenable » ou « conviviale »6.


D’OÙ VIENT LE PROBLÈME ?

Comment mener cette bataille ? Pour espérer la gagner, il importe d’identifier d’où vient cette force ou ce qui la fonde. L’explication la plus fréquente, que vient cautionner la science économique orthodoxe, consiste à loger l’origine de la croissance économique dans la nature des êtres humains. Confrontés au problème de la rareté, ceux-ci n’auraient d’autre solution pour y faire face que de tenter de produire toujours plus de moyens de satisfaire toujours plus de besoins7. Dans cette perspective, la croissance économique ne serait jamais que l’effet composé des efforts de chacune et chacun pour améliorer son sort. Cette explication repose sur un postulat anthropologique fort : l’être humain serait animé de besoins illimités, excédant donc toujours les moyens disponibles pour les satisfaire. Or, l’histoire, l’archéologie et l’anthropologie permettent de découvrir des humains dont le comportement ne vient pas conforter ce postulat. En tout cas, force est de constater que la croissance est somme toute un phénomène très récent et, au départ, très circonscrit sur le plan géographique8. Difficile donc d’y voir l’expression d’une quelconque nature humaine.

Une autre explication commune concernant ce phénomène en situe le fondement dans une certaine vision du monde, une idéologie. La course à la croissance serait le fruit d’une passion mauvaise, qui se serait emparée de nos esprits, au point de constituer une sorte de dogme9. Il est indéniable que la quête de croissance repose en partie sur des croyances partagées. On l’a dit plus haut, elle est généralement envisagée comme la condition sine qua non du progrès de l’humanité, que l’on soit de « gauche » ou de « droite ». Des désaccords existent quant à la manière de générer cette croissance et d’en redistribuer les fruits. Mais, il y a quasi-unanimité en ce qui concerne le fait de la favoriser. Et force est d’admettre qu’il s’agit d’une croyance relativement bien fondée. Certes, la croissance économique ne se traduit pas nécessairement par une amélioration de notre sort individuel ou collectif, comme en attestent désormais de nombreux travaux10. Mais, quand elle ralentit ou s’arrête, les choses tournent mal. Des humains perdent leur emploi et donc leurs moyens de vivre, le Trésor public se vide et l’État voit donc se réduire sa capacité d’agir, le climat social ne peut alors que se dégrader et l’instabilité augmenter. L’impératif de la course à la croissance ne trouve pas seulement son origine dans nos têtes et nos représentations du monde. Il est inscrit dans la nature de nos sociétés.

Ces dernières sont déterminées par un phénomène social fondamental qui s’est imposé en en Europe à la fin de l’époque médiévale et que Marx a résumé en une formule très simple : A – M – A’. De l’argent accumulé (A) est utilisé pour produire des marchandises (M), non pas dans le but d’assouvir un quelconque besoin, mais d’abord pour tenter de réaliser un profit (A’) en revendant ces marchandises. Autrement dit, nos sociétés sont capitalistes, au sens où leur devenir dépend de la capacité de leurs membres à favoriser, individuellement et collectivement, l’accumulation du capital. Et la stratégie privilégiée pour ce faire consiste à produire et à vendre toujours plus de marchandises, c’est-à-dire à générer de la croissance économique11. Par conséquent, si l’on souhaite arrêter la catastrophe écologique en cours, et mettre ainsi un terme à l’éco-anxiété ou l’éco-angoisse que nous subissons, il faut arrêter la circulation capitaliste de l’argent. Bref, il convient de sortir du capitalisme, ce qui n’est évidemment pas une mince affaire. Il semble bien que ce soit cependant la seule solution pour en finir avec le désastre actuel, n’en déplaise à celles et ceux qui entretiennent l’espoir de voir émerger un jour prochain un « capitalisme vert »12. Tout montre qu’il s’agit là d’un oxymore.


ABOLIR
L’ENTREPRISE, REDÉCOUVRIR LES COMMUNS

Quelles cibles concrètes se donner pour enrayer la dynamique capitaliste ? Il faut stopper son principal « moteur », à savoir l’entreprise « libre », dont la raison d’être est d’accumuler du capital en produisant et en vendant toujours plus de marchandises. Et pour ce faire, il faut remettre en question le rapport social sur lequel elle est fondée, c’est-à-dire le salariat. Comme l’histoire et l’ethnologie en attestent, s’ils en ont le choix, les humains ne vont jamais s’efforcer de produire sans limites. Pour qu’ils le fassent, ils doivent y être forcés13. C’est ce que permet le rapport salarial, qui place le propriétaire des moyens de production, donc des moyens de vivre, dans une position de force par rapport à ceux qui n’ont d’autre choix pour rester en vie que de lui vendre leur force de travail. Il peut de la sorte obtenir de ceux qu’il emploie davantage de travail que ce qui est nécessaire à leur reproduction. Telle est l’une des principales conditions de possibilité de la croissance économique14.

Pour en finir avec le salariat, la solution n’est pas de transférer les moyens de production sous contrôle étatique. Les révolutions socialistes du XXe siècle ont assez bien montré que cette forme de collectivisation n’a accouché que d’une sorte de capitalisme d’État, visant surtout à rattraper les économies occidentales, et qui s’est avéré finalement pas moins productiviste que le capitalisme libéral. La solution est de garantir à toutes et tous l’accès aux moyens de vivre, selon ce principe socialiste qui n’a rien perdu de sa pertinence : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. Cela n’exclut pas une forme de propriété privée, mais limitée à l’usage de ce qu’il faut pour vivre, d’une part, et excluant le droit d’abusus, notamment le droit de détruire les biens possédés, d’autre part. En réalité, il s’agit moins de s’approprier les moyens de production que d’en devenir les co-responsables, dans un souci de soutenabilité et de justice. Le but : assurer notre subsistance, et non plus produire (ou coproduire) des marchandises dans l’espoir de réaliser un profit. Enfin, lorsque les moyens de production en question sont pris en charge par plusieurs personnes, les décisions les concernant doivent être démocratiques et la collaboration entre ces personnes doit reposer sur l’entraide, à l’opposé des principes de l’entreprise capitaliste15.

Ces principes sont constitutifs de ce que l’on appelle des « communs », qui seraient donc la forme de vie sociale à privilégier pour envisager une sortie du capitalisme et permettre, par conséquent, un vrai ralentissement de la catastrophe écologique en cours16. Évidemment, une telle « communalisation » générale apparaît comme un objectif très lointain, alors que c’est plutôt l’ « entreprisation » du monde qui semble se poursuivre de plus belle aujourd’hui17. Il reste que les « communs » fleurissent un peu partout en Occident actuellement. Non seulement, il n’est pas nécessaire de renverser l’ordre en place pour les instaurer, mais ils constituent une manière de vivre ensemble qui tend à émerger spontanément en temps de crises. Car, il faut le souligner, les communs ne sont pas une invention propre à notre époque, mais une forme sociale omniprésente dans l’histoire de l’humanité, comme l’ont rappelé les travaux séminaux d’Élinor Ostrom18. Leur quasi-disparition au sein de la civilisation industrielle pourrait donc n’avoir été qu’une courte éclipse. Toutefois, il n’y aura pas de réelle communalisation sans un travail politique pour la soutenir. Et c’est ce travail, qui peut consister aussi bien à élaborer un projet politique cohérent, à développer des communs ou à exercer des pressions en leur faveur sur les autorités en place, qui me semble constituer la meilleure manière de soigner notre éco-anxiété19.

1 : Henri Laborit, Éloge de la fuite, Paris, Folio, 1976.

2 : Voir notamment la série d’études sur les limites planétaires réalisées au sein du Stockholm Resilience Centre, dont les principaux résultats sont vulgarisés dans : Aurélien Boutaud, Natacha Gondran, Les limites planétaires, Paris, La découverte (Repères), 2020.

3 : André Cicollela, Toxique planète, Paris, Seuil, 2013.

4 : Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.

5 : Timothée Parrique, Ralentir ou périr. L’économie de la post-croissance, Paris, Le Seuil, 2022.

6 : Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini. Produire moins, partager plus, décider ensemble, Montréal, Écosociété, 2019.

7 : Paul A. Samuelson, William D. Nordhaus, Économie, Paris, Economica, 2005.

8 : Angus Maddison, L’économie mondiale : une perspective millénaire, Paris, OCDE, 2001.

9 : Dominique Méda, La mystique de la croissance : comment s’en libérer, Paris, Flammarion, 2013.

10 : Richard Wilkinson et Kate Pickett, L’égalité c’est mieux. Pourquoi les écarts de richesse ruinent nos sociétés, Montréal, Écosociété, 2013.

11 : Anselm Jappe, Crédit à mort : la décomposition du capitalisme et ses critiques, Paris, Éditions Lignes, 2011.

12 : Éric Pineault, A social Ecology of Capital. London, Pluto Press, 2023.

13 : Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976.

14 : André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation. », Actuel Marx, 12, 1992, p. 15-29.

15 : Yves-Marie Abraham, Ambre Fourrier, « Mais vous êtes donc communiste? Complément d’enquête sur les communs », Recherches sociographiques, LXIV, 1, 2023, p. 201-227.

16 : Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIème siècle, Paris, La Découverte, 2014 ; Silvia Federici, Réenchanter le monde. Féminisme et politique des communs, Genève/Paris, Entremonde, 2022.

17 : Andreu Solé, « Prolégomènes à une histoire des peurs humaines », in Jérôme Méric, Yvon Pesqueux, Andreu Solé (éd.), La « Société du risque ». Analyse et critique, Economica, 2009, pp. 45-57.

18 : Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, Paris, De Boeck, 2010.

19 : Michel Lepesant, Politique(s) de la décroissance. Propositions pour penser et faire la transition, Paris, Utopia, 2013.