Histoire d’amour avec un végétal
Original version in French
Il est arrivé l’air décontracté alors que personne, encore, n’avait osé entrer dans la caravane. Il y avait bientôt une demi-heure que j’attendais, en plein cagnard, prête à croire que mon projet était mort-né lorsqu’il s’est approché, souriant. Tandis qu’il s’installait derrière le micro, il m’a félicitée pour cette initiative puis il s’est éclairci la voix. « Je m’apprêtais à partir en vacances, ma moto était prête, le soleil était dans le ciel et je me suis dit, bois un petit verre avant de partir et il y avait un citron sur la table, que j’ai coupé et pressé avant d’en recracher les pépins dans l’évier ».
Ainsi débutait l’histoire de Marc et toute ouïe, je l’ai laissé me raconter comment ce petit pépin avait, à son retour, littéralement poussé, enfoui des racines dans la bonde de l’évier, et comment Marc, avec une obstination presque enfantine, s’était alors employé à sauver cette pousse, plein d’une admiration nouvelle pour les plantes et les efforts déployés « pour accomplir cette chose magnifique ».
Nous étions en juillet 2022 ; je venais de lancer un projet ambitieux dont le premier volet, mené à l’Abbaye de Beauport, avait reçu un financement du dispositif gouvernemental Mondes Nouveaux. Au cours des deux mois qui allaient suivre, je collecterais 65 histoires, confiées par des visiteurs d’âges, de sexes, de milieux sociaux, d’origines différents mais qui toutes et tous avaient accepté de répondre à cette incongrue proposition : racontez une histoire d’amour avec un végétal. En tant écrivaine, je n’ai jamais douté du pouvoir des histoires — pouvoir d’évasion, d’apaisement, de transmission, d’inspiration, de mobilisation, d’édification. Pour ce projet-là cependant, je ne voulais pas écrire mais écouter. Je voulais amener d’autres personnes à raconter ce que, jamais, elles n’avaient raconté, en conservant la magie de leurs voix.
Concernée par les problématiques environnementales, je suis convaincue que l’art a un rôle à jouer dans la révolution des mentalités qui doit advenir si nous ne voulons pas perdre notre monde. Mais j’ai aussi pleinement conscience du fait qu’il nous faut passer d’une « sensibilisation par l’information », factuelle et intellectuelle, à une modification des comportements, impliquant corps et émotions. Pour vouloir protéger, il faut d’abord pouvoir aimer. Et c’est à ce niveau que les récits oraux peuvent avoir un impact. L’anthropologue américaine Anna Tsing s’est penchée sur la manière dont le système des plantations qu’a employé l’Europe à partir du XVIe siècle pour étendre ses richesses, a modifié la relation des humains aux plantes, notamment à leur culture, en remplaçant l’amour par la coercition. Ainsi, l’usage de monocultures intensives a-t-il instauré un rapport de domestication extrême guidé par la domination et le contrôle des plants comme des travailleurs contraints à s’en occuper. Toutefois, afin que fonctionne un tel système, les frontières entre cultures mais aussi entre propriétaires et esclaves, entre Blancs et Noirs, entre contremaîtres et mains d’œuvre devaient demeurées nettement établies. C’est selon Anna Tsing, aux femmes blanches que revint la tâche de maintenir ces délimitations, celles de la maison, de la famille, de l’espèce comme de la race. Dès lors le cercle familial, concrétisé par la maison, figea les limites de l’amour.
« Avec le fétichisme du domestique, de la maison comme espace de pureté et d’interdépendance, les intimités extra-domestiques, qu’elles aient lieu au sein ou entre les espèces, furent considérées comme des rêves archaïques ou des affaires éphémères »1.
Ce sont ces aventures extra-domestiques, cette intimité millénaire entre plantes et humains que mon projet a pour ambition de mettre en valeur en reposant les termes de cette relation. Afin d’échapper à une approche productiviste ou utilitaire, et pénétrer dans le si précieux royaume des liens émotionnels et mémoriels, je me suis donc appuyée sur la notion d’amour. Apparaissant d’abord incongrue, elle a aidé les participants à se rappeler de moments de grande proximité avec une plante, un arbre, une fleur, un légume… auxquels furent voués un intérêt, une attention, un soin qui, renforçant leur unicité, les ont rendu porteurs d’une symbolique, voire constitutifs d’une identité. Souvent narrée pour la première fois, l’histoire d’amour avec un végétal acquiert une densité, une transmissibilité, une vivacité grâce auxquelles le végétal ne s’envisage plus comme un accessoire, un décor ou un subalterne, mais comme un compagnon, une rencontre vitale, un composant à part entière d’une vie. Ainsi, ces histoires traduisent le souci comme la fascination, le plaisir comme les interrogations que les végétaux suscitent chez celles et ceux qui m’ont livré les manières dont ils les ont fréquentés.
Le jour où Kedma, enceinte, s’est éprise d’un fuschia sans en connaître le nom, ravie par ces fleurs accrochées à un balcon parisien, elle ne se doutait pas que la plante était, comme elle, originaire d’Haïti et avait été démise de son nom vernaculaire pour être nommée d’après le botaniste allemand Fuchs qui l’avait « découverte »… Petite, Sarah se rendait chaque week-end dans la bonzaïerie de son père, un immense espace rempli de centaines et de centaines d’arbustes de tailles diverses. Vingt-cinq ans plus tard, la plupart sont devenus grands pour celle qui se souvient et peine à s’affranchir de cet héritage si vivace et encombrant…
Si « l’expérience de nature disparaît »2, j’estime opportun et indispensable de collecter, de partager et de diffuser ces récits qui nous amènent à réfléchir à nos expériences de nature et à la nécessité de celles-ci. Ce pourquoi, au cours de ma résidence à la Villa Médicis cette année, j’ai continué de réaliser des enregistrements auprès des jardiniers et des habitants du lieu. À l’avenir, j’aimerais poursuivre la constitution de cette grande archive sonore dont je rêve, qui reflèterait toutes les facettes des relations entre humains et végétaux au début de ce siècle et permettrait d’appréhender les manières dont les premiers comprennent, et donc aussi agissent envers, les seconds. En 2003, la psychologue Susan Clayton définissait le concept d’identité environnementale comme « un sentiment de connexion avec certaines parties de l’environnement naturel non-humain (…) qui influe sur la manière dont nous percevons le monde et agissons envers celui-ci »3. Elle put alors constater une corrélation entre l’identité environnementale et les comportements écologiques que les gens déclaraient adopter. Aujourd’hui, forte de ses d’études, la psychologie environnementale défend que « les affects envers la nature engendrent une impression d’appartenance qui peut mener in fine à une responsabilité morale vis-à-vis des non-humains »4. Ces affects mobilisateurs, l’art et particulièrement le récit d’histoires les éveillent en chacun. Dès lors, croire que ce partage d’expériences de nature façonnera nos comportements et nos choix politiques n’a rien d’absurde.